Entre chaos afghan et « révolutions »
: Une hirondelle arabe ne fera pas le printemps russe
par Jean Géronimo*
Mondialisation.ca, Le 21 juin 2012
http://www.mondialisation.ca/index.php?context=va&aid=31533
A l’heure de l’accélération du
retrait occidental du bourbier afghan, succédant à l’embrasement
« révolutionnaire » du Moyen-Orient, on ne peut qu’être inquiet
pour l’avenir du cœur du nouveau monde, l’Eurasie,
historiquement soumise aux rapports de force entre grandes puissances
et devenue, depuis la fin de la Guerre froide, une véritable
poudrière géopolitique.
L’évolution internationale récente
est, en effet, porteuse de lourdes incertitudes pour la stabilité
politique de l’espace eurasien. Cette évolution est, dans ses
grandes lignes, impulsée par deux chocs exogènes majeurs : les
crises arabes et le chaos afghan, en raison de leurs implications
structurelles sur les grands équilibres régionaux. Or, si elle va
au bout d’une logique désormais « orientée » par les grandes
puissances, dans le cadre d’une implacable lutte d’influence axée
sur le contrôle des États stratégiques de la région – les «
pivots géopolitiques » de Brzezinski – cette configuration se
transformera en une déstabilisation programmée de l’Échiquier
eurasien. Avec, à la clé, d’énormes et irréversibles dégâts
collatéraux.
Tendanciellement, cette double
évolution est la matrice d’une stratégie inconsciente et
suicidaire de fragmentation de l’espace politique russe élargi,
dans la conception traditionnelle des dirigeants russes, à l’ancien
espace soviétique. A ce jour, évoluant dans une sorte de surréalité
idéologique dominant le monde irrationnel de l’ignorance apprise,
l’Occident ne semble pas l’avoir encore compris. Regrettable
erreur.
Cet espace reste en effet le pré-carré
géopolitique de Moscou et le nerf structurant de sa politique
extérieure et, au-delà, le levier de sa légitimité
internationale, récemment confirmé par la nouvelle orientation
définie par le président de la Fédération de Russie, V. Poutine.
De manière officielle, Moscou considère les impacts directs et
indirects de la radicalisation des « révolutions » arabes – dont
est issue la renaissance d’Al-Qaïda au Maghreb arabe et plus
récemment, en Syrie – comme une menace contre ses intérêts
nationaux. Dans la doctrine de sécurité russe rénovée, ces
derniers intègrent la Communauté des États indépendants (CEI),
sorte d’Union soviétique hybride désidéologisée, historiquement
constituée à partir des ex-républiques de l’URSS et
structurellement considérée par Moscou comme une zone potentielle
d’intervention – une sorte de ligne rouge à ne pas franchir.
L’Occident est averti.
Dans la vision stratégique de long
terme de la Russie post-soviétique, impulsée par V. Poutine depuis
la révision du Concept de sécurité nationale russe en janvier
2000, cette radicalisation du « printemps arabe » est le vecteur
d’une montée en puissance de la « menace islamiste » –
c'est-à-dire, selon la terminologie russe, celle issue de l’Islam
radical porteur, en définitive, d’une idéologie alternative. Il
s’agit donc de rappeler, de manière succincte, la perception russe
de ces « nouvelles menaces ».
Le désengagement américain de
l’Afghanistan, en supprimant un tampon sécuritaire vital, est un
véritable piège géopolitique pour la Russie et sa proche
périphérie. A terme, ce retrait apparent (en fait partiel) va
reposer avec plus d’acuité la question de la légitimité de la
présence américaine dans la région centre-asiatique, dans la
mesure où le président Obama a confirmé son maintien sous une
forme certes réactualisée mais continuant à s’appuyer sur une
présence politique et militaire plus ou moins officielle – via sa
cohorte de « conseillers » et ses multiples « bases ». Ce que
Moscou conteste ouvertement, y voyant surtout une stratégie
d’implantation durable dans son pré-carré et remettant en cause
ses prérogatives historiques héritées de sa période soviétique.
En totale conformité avec l’analyse de Zbigniew Brzezinski, la
partie stratégique se poursuit donc sur l’Échiquier eurasien, à
travers la décision américaine de « quitter » l’Afghanistan qui
aura, au final, un triple impact pour la Russie. En cela, cette
décision intègre une fonction latente, politiquement orientée et,
surtout, nuisant aux intérêts russes.
– D’abord, ce retrait programmé va
accélérer la propagation de la drogue en raison de l’émergence
de nouvelles structures informelles et de nouveaux réseaux
politico-narcotiques, à l’échelle de la CEI – et sans doute,
avec la complicité de puissances hostiles objectivement intéressées
à la fragmentation politique de la Russie. A ce jour, Moscou
critique l’inefficacité – plus ou moins recherchée ? – de la
lutte anti-drogue conduite par l’axe OTAN-USA en Afghanistan et qui
pénalise surtout la zone d’influence russe. Cette dernière raison
incite les dirigeants russes à suspecter l’administration
américaine d’agissements « douteux » dans leur gestion de la
menace narcotique et, en particulier, d’une instrumentalisation
politique de cette menace – qualifiée par V. Poutine de «
narco-menace ».Tous les coups sont bons, sur le Grand échiquier.
– Ensuite, ce retrait va favoriser
l’infiltration des forces extrémistes et terroristes dans les
zones conflictuelles de l’ancien Empire soviétique, souffrant à
la fois d’un contrôle déficient et d’une perte de légitimité
de l’État central russe. Cette perte de légitimité est aggravée
par la conjonction de deux éléments :
- d’une part, l’action
politiquement non neutre de certaines institutions étrangères, via
les revendications « démocratiques » des organisations
multilatérales et des ONG, véritables moteurs des récentes «
révolutions de couleur » ou autres « révolutions internet »,
fondées sur la manipulation de l’information et dont l’objectif
final est de renverser des régimes hostiles au profit de dirigeants
plus « malléables ».
- d’autre part, la politique
occidentale du « soft power » visant à déconnecter la périphérie
post-soviétique de la dépendance russe, via une stratégie de
partenariat avec les États de la CEI, dont la politique de «
voisinage partagé » menée par l’Union européenne et
l’intégration d’ex-républiques soviétiques aux manœuvres de
l’OTAN dans le cadre du « Partenariat pour la Paix ». L’objectif
ultime est d’intégrer aux structures otaniennes les républiques
désireuses de s’émanciper du « grand frère » russe et, en ce
sens, d'affaiblir le pouvoir régional de la Fédération de Russie.
Regrettable et inutile provocation.
– Enfin, ce retrait va encourager
l’expansion du nationalisme religieux et identitaire – lui-même
renforcé par la récente évolution arabe – dans les zones
ethniquement sensibles et à dominante musulmane de l’espace russe
: Caucase, Oural, Asie centrale. Ce que Daniel Bell, dés le début
des années 60, dans son livre, « La fin des idéologies » a fort
justement qualifié de germes de « micro-nationalismes » et que
plus tard, Hélène Carrère d’Encausse popularisera en 1978 avec «
L’Empire éclaté ». Au final, une conséquence paradoxale de la
disparition de l’Union soviétique et de la délégitimation
induite du Communisme a été de substituer la religion à
l’idéologie comme vecteur identitaire et catalyseur de
l’émancipation des peuples – voire comme variable
instrumentalisée par l’administration américaine, dans le cadre
de sa stratégie de défense de son leadership en Eurasie. Cette «
politisation » de la religion, favorisée par le déclin de
l’idéologie communiste, est un facteur explicatif et structurant
du « Printemps arabe ». Et, en ce sens, une véritable bombe
géopolitique à retardement.
Fondamentalement provoquée par le
double choc exogène arabo-afghan, cette involution ethno-religieuse
risque, à terme, de gangrener la zone de domination russe et sa
ceinture périphérique, politiquement fragile et énergétiquement
riche, donc stratégiquement importante. Dans le prolongement de la «
ligne Brzezinski », cette involution aura pour principale
conséquence d’enliser la Russie post-soviétique dans des
micro-conflits périphériques économiquement épuisants et
politiquement déstabilisants. En cela, elle se présente comme une
menace majeure contre les intérêts politiques de la Russie mais
aussi contre ceux de l’Europe, caractérisée par une forte
dépendance énergétique à l’égard de la Russie – qui pourrait
se traduire, dans un scénario-catastrophe, par une forte envolée
des prix des hydrocarbures. En encourageant, sous la houlette de
madame Ashton, la radicalisation démocratico-islamiste sur
l’Échiquier arabe et par ricochet, en périphérie
post-soviétique, voire en suscitant des révolutions libérales «
de couleur » en vue d’éroder l’influence russe au nom de
valeurs morales supérieures, la vertueuse Europe, avec son soutien
américain, se tire une balle dans le pied. Au risque, bientôt, de
déclencher des processus incontrôlables et, in fine, déstabiliser
l’Eurasie post-communiste.
Face à cette pression croissante de la
conjoncture internationale, aggravée par les manœuvres insidieuses
de l’Occident, la Russie vient de créer une commission à la Douma
chargée de la prévention et de la neutralisation des « révolutions
de couleur ». Dans le même temps, comme alternative politique au
rapprochement avec l’Occident (dont le comportement est perçu
comme très ambigu) et pour compenser le « vide stratégique » issu
de son retrait d’Afghanistan (perçu comme une forme d’égoïsme
irresponsable), la Russie prône le développement d’un axe
sécuritaire eurasien via la réactivation de l’Organisation de
coopération de Shanghai (OCS), centrée sur le renforcement du
partenariat sino-russe et son élargissement aux nouvelles puissances
régionales émergentes comme l’Inde. Le 5 juin 2012, lors de la
visite de V. Poutine en Chine, le président russe et son homologue
chinois, Hu Jintao, ont insisté sur la nécessité de renforcer leur
partenariat stratégique en vue d’assurer la sécurité régionale
menacée par « l’impasse afghane » et, en définitive,
contrebalancer l’axe otanien – signal clair, en guise
d’avertissement, avant la prochaine rencontre Obama-Poutine au
sommet du G20 à Los Cabos, au Mexique (18-19 juin). Veille
sécuritaire, au cœur de l’Eurasie.
En fragilisant la domination russe dans
une zone névralgique et source d’incertitudes pour l’Europe, les
instabilités en zones centre-asiatique et moyen-orientale –
générées par les dérives chaotiques arabo-afghanes – sont donc
un réel vecteur de désordres pour l’espace post-soviétique et,
plus globalement, pour le continent eurasien. De manière objective,
ces dérives forment une matrice potentielle de conflictualité et,
en dernière instance, de restructuration des rapports de force
internationaux – avec, pour enjeu implicite et ultime, le contrôle
de la gouvernance mondiale.
Dans le cadre de ce bras de fer entre
leaderships concurrents, le rôle stratégique et politiquement
décisif de la Syrie dans la région explique la fermeté de la
position russe actuelle. Désormais, quitte à s’opposer
frontalement à la coalition d’intérêts arabo-occidentale, Moscou
ne peut plus reculer et elle veut faire de la Syrie un symbole de son
retour sur la scène internationale comme vecteur du rééquilibrage
multipolaire de la gouvernance, s’appuyant sur l’ONU. Cette
attitude russe peut d’autant plus s’expliquer qu’elle rejette
toute poursuite du « scénario libyen » d’islamisation de la
région, avec l’aide (involontaire ?) de l’OTAN, sur la base
d’une savante stratégie de désinformation – déjà expérimentée
en Afghanistan, en Irak, dans l’ex-Yougoslavie et même, dans les
ex-républiques soviétiques. La nouvelle crédibilité
internationale de la Russie, péniblement reconstruite par V. Poutine
depuis le début des années 2000, est en jeu. Et, au-delà, son
identité post-soviétique.
Loin de faire le printemps russe, une
hirondelle arabe pourrait enfanter un « hiver afghan » aux couleurs
islamistes, particulièrement redouté par l’héritière de
l’ex-URSS, car ressurgi des méandres de la Guerre froide avec le
fantôme de Brzezinski et de troublantes manipulations américaines.
En effet, Moscou n’a pas oublié le « piège de Kaboul » de
décembre 1979 préparé, sous la bienveillance de ce dernier, par la
démocrate administration Carter pour donner à l’armée rouge sa «
guerre du Vietnam » et, in fine, déstabiliser le pouvoir russe –
avec les conséquences que l’on sait. Trente trois ans plus tard et
avec la complicité occidentale, le piège afghan risque de se
refermer, à nouveau, sur la Russie post-soviétique. Terrible
malédiction.
Au cœur du Grand échiquier eurasien,
la Guerre tiède semble, désormais, inéluctable (1).
(1) La notion de Guerre tiède est
conceptualisée dans le post-scriptum de la nouvelle version de mon
livre, augmentée de 50 pages et centrée sur les menaces liées aux
crises arabes et au bouclier anti-missiles américain : « La Pensée
stratégique russe – Guerre tiède sur l’Échiquier eurasien »,
préface de Jacques SAPIR, mars 2012, éd. SIGEST, code ISBN 9782917329375 – en vente : Amazon, Fnac, Décitre (15 euros).
* Jean Géronimo est un collaborateur
régulier de Mondialisation.ca et de la revue Europe&Orient (Institut Tchobanian).
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