vendredi 29 juin 2012

Entre chaos afghan et « révolutions ».


Entre chaos afghan et « révolutions » : Une hirondelle arabe ne fera pas le printemps russe

par Jean Géronimo*
Mondialisation.ca, Le 21 juin 2012
http://www.mondialisation.ca/index.php?context=va&aid=31533 



A l’heure de l’accélération du retrait occidental du bourbier afghan, succédant à l’embrasement « révolutionnaire » du Moyen-Orient, on ne peut qu’être inquiet pour l’avenir du cœur du nouveau monde, l’Eurasie, historiquement soumise aux rapports de force entre grandes puissances et devenue, depuis la fin de la Guerre froide, une véritable poudrière géopolitique.

L’évolution internationale récente est, en effet, porteuse de lourdes incertitudes pour la stabilité politique de l’espace eurasien. Cette évolution est, dans ses grandes lignes, impulsée par deux chocs exogènes majeurs : les crises arabes et le chaos afghan, en raison de leurs implications structurelles sur les grands équilibres régionaux. Or, si elle va au bout d’une logique désormais « orientée » par les grandes puissances, dans le cadre d’une implacable lutte d’influence axée sur le contrôle des États stratégiques de la région – les « pivots géopolitiques » de Brzezinski – cette configuration se transformera en une déstabilisation programmée de l’Échiquier eurasien. Avec, à la clé, d’énormes et irréversibles dégâts collatéraux.

Tendanciellement, cette double évolution est la matrice d’une stratégie inconsciente et suicidaire de fragmentation de l’espace politique russe élargi, dans la conception traditionnelle des dirigeants russes, à l’ancien espace soviétique. A ce jour, évoluant dans une sorte de surréalité idéologique dominant le monde irrationnel de l’ignorance apprise, l’Occident ne semble pas l’avoir encore compris. Regrettable erreur.

Cet espace reste en effet le pré-carré géopolitique de Moscou et le nerf structurant de sa politique extérieure et, au-delà, le levier de sa légitimité internationale, récemment confirmé par la nouvelle orientation définie par le président de la Fédération de Russie, V. Poutine. De manière officielle, Moscou considère les impacts directs et indirects de la radicalisation des « révolutions » arabes – dont est issue la renaissance d’Al-Qaïda au Maghreb arabe et plus récemment, en Syrie – comme une menace contre ses intérêts nationaux. Dans la doctrine de sécurité russe rénovée, ces derniers intègrent la Communauté des États indépendants (CEI), sorte d’Union soviétique hybride désidéologisée, historiquement constituée à partir des ex-républiques de l’URSS et structurellement considérée par Moscou comme une zone potentielle d’intervention – une sorte de ligne rouge à ne pas franchir. L’Occident est averti.

Dans la vision stratégique de long terme de la Russie post-soviétique, impulsée par V. Poutine depuis la révision du Concept de sécurité nationale russe en janvier 2000, cette radicalisation du « printemps arabe » est le vecteur d’une montée en puissance de la « menace islamiste » – c'est-à-dire, selon la terminologie russe, celle issue de l’Islam radical porteur, en définitive, d’une idéologie alternative. Il s’agit donc de rappeler, de manière succincte, la perception russe de ces « nouvelles menaces ».

Le désengagement américain de l’Afghanistan, en supprimant un tampon sécuritaire vital, est un véritable piège géopolitique pour la Russie et sa proche périphérie. A terme, ce retrait apparent (en fait partiel) va reposer avec plus d’acuité la question de la légitimité de la présence américaine dans la région centre-asiatique, dans la mesure où le président Obama a confirmé son maintien sous une forme certes réactualisée mais continuant à s’appuyer sur une présence politique et militaire plus ou moins officielle – via sa cohorte de « conseillers » et ses multiples « bases ». Ce que Moscou conteste ouvertement, y voyant surtout une stratégie d’implantation durable dans son pré-carré et remettant en cause ses prérogatives historiques héritées de sa période soviétique. En totale conformité avec l’analyse de Zbigniew Brzezinski, la partie stratégique se poursuit donc sur l’Échiquier eurasien, à travers la décision américaine de « quitter » l’Afghanistan qui aura, au final, un triple impact pour la Russie. En cela, cette décision intègre une fonction latente, politiquement orientée et, surtout, nuisant aux intérêts russes.

– D’abord, ce retrait programmé va accélérer la propagation de la drogue en raison de l’émergence de nouvelles structures informelles et de nouveaux réseaux politico-narcotiques, à l’échelle de la CEI – et sans doute, avec la complicité de puissances hostiles objectivement intéressées à la fragmentation politique de la Russie. A ce jour, Moscou critique l’inefficacité – plus ou moins recherchée ? – de la lutte anti-drogue conduite par l’axe OTAN-USA en Afghanistan et qui pénalise surtout la zone d’influence russe. Cette dernière raison incite les dirigeants russes à suspecter l’administration américaine d’agissements « douteux » dans leur gestion de la menace narcotique et, en particulier, d’une instrumentalisation politique de cette menace – qualifiée par V. Poutine de « narco-menace ».Tous les coups sont bons, sur le Grand échiquier.

– Ensuite, ce retrait va favoriser l’infiltration des forces extrémistes et terroristes dans les zones conflictuelles de l’ancien Empire soviétique, souffrant à la fois d’un contrôle déficient et d’une perte de légitimité de l’État central russe. Cette perte de légitimité est aggravée par la conjonction de deux éléments :

- d’une part, l’action politiquement non neutre de certaines institutions étrangères, via les revendications « démocratiques » des organisations multilatérales et des ONG, véritables moteurs des récentes « révolutions de couleur » ou autres « révolutions internet », fondées sur la manipulation de l’information et dont l’objectif final est de renverser des régimes hostiles au profit de dirigeants plus « malléables ».

- d’autre part, la politique occidentale du « soft power » visant à déconnecter la périphérie post-soviétique de la dépendance russe, via une stratégie de partenariat avec les États de la CEI, dont la politique de « voisinage partagé » menée par l’Union européenne et l’intégration d’ex-républiques soviétiques aux manœuvres de l’OTAN dans le cadre du « Partenariat pour la Paix ». L’objectif ultime est d’intégrer aux structures otaniennes les républiques désireuses de s’émanciper du « grand frère » russe et, en ce sens, d'affaiblir le pouvoir régional de la Fédération de Russie. Regrettable et inutile provocation.

– Enfin, ce retrait va encourager l’expansion du nationalisme religieux et identitaire – lui-même renforcé par la récente évolution arabe – dans les zones ethniquement sensibles et à dominante musulmane de l’espace russe : Caucase, Oural, Asie centrale. Ce que Daniel Bell, dés le début des années 60, dans son livre, « La fin des idéologies » a fort justement qualifié de germes de « micro-nationalismes » et que plus tard, Hélène Carrère d’Encausse popularisera en 1978 avec « L’Empire éclaté ». Au final, une conséquence paradoxale de la disparition de l’Union soviétique et de la délégitimation induite du Communisme a été de substituer la religion à l’idéologie comme vecteur identitaire et catalyseur de l’émancipation des peuples – voire comme variable instrumentalisée par l’administration américaine, dans le cadre de sa stratégie de défense de son leadership en Eurasie. Cette « politisation » de la religion, favorisée par le déclin de l’idéologie communiste, est un facteur explicatif et structurant du « Printemps arabe ». Et, en ce sens, une véritable bombe géopolitique à retardement.

Fondamentalement provoquée par le double choc exogène arabo-afghan, cette involution ethno-religieuse risque, à terme, de gangrener la zone de domination russe et sa ceinture périphérique, politiquement fragile et énergétiquement riche, donc stratégiquement importante. Dans le prolongement de la « ligne Brzezinski », cette involution aura pour principale conséquence d’enliser la Russie post-soviétique dans des micro-conflits périphériques économiquement épuisants et politiquement déstabilisants. En cela, elle se présente comme une menace majeure contre les intérêts politiques de la Russie mais aussi contre ceux de l’Europe, caractérisée par une forte dépendance énergétique à l’égard de la Russie – qui pourrait se traduire, dans un scénario-catastrophe, par une forte envolée des prix des hydrocarbures. En encourageant, sous la houlette de madame Ashton, la radicalisation démocratico-islamiste sur l’Échiquier arabe et par ricochet, en périphérie post-soviétique, voire en suscitant des révolutions libérales « de couleur » en vue d’éroder l’influence russe au nom de valeurs morales supérieures, la vertueuse Europe, avec son soutien américain, se tire une balle dans le pied. Au risque, bientôt, de déclencher des processus incontrôlables et, in fine, déstabiliser l’Eurasie post-communiste.

Face à cette pression croissante de la conjoncture internationale, aggravée par les manœuvres insidieuses de l’Occident, la Russie vient de créer une commission à la Douma chargée de la prévention et de la neutralisation des « révolutions de couleur ». Dans le même temps, comme alternative politique au rapprochement avec l’Occident (dont le comportement est perçu comme très ambigu) et pour compenser le « vide stratégique » issu de son retrait d’Afghanistan (perçu comme une forme d’égoïsme irresponsable), la Russie prône le développement d’un axe sécuritaire eurasien via la réactivation de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), centrée sur le renforcement du partenariat sino-russe et son élargissement aux nouvelles puissances régionales émergentes comme l’Inde. Le 5 juin 2012, lors de la visite de V. Poutine en Chine, le président russe et son homologue chinois, Hu Jintao, ont insisté sur la nécessité de renforcer leur partenariat stratégique en vue d’assurer la sécurité régionale menacée par « l’impasse afghane » et, en définitive, contrebalancer l’axe otanien – signal clair, en guise d’avertissement, avant la prochaine rencontre Obama-Poutine au sommet du G20 à Los Cabos, au Mexique (18-19 juin). Veille sécuritaire, au cœur de l’Eurasie.

En fragilisant la domination russe dans une zone névralgique et source d’incertitudes pour l’Europe, les instabilités en zones centre-asiatique et moyen-orientale – générées par les dérives chaotiques arabo-afghanes – sont donc un réel vecteur de désordres pour l’espace post-soviétique et, plus globalement, pour le continent eurasien. De manière objective, ces dérives forment une matrice potentielle de conflictualité et, en dernière instance, de restructuration des rapports de force internationaux – avec, pour enjeu implicite et ultime, le contrôle de la gouvernance mondiale.

Dans le cadre de ce bras de fer entre leaderships concurrents, le rôle stratégique et politiquement décisif de la Syrie dans la région explique la fermeté de la position russe actuelle. Désormais, quitte à s’opposer frontalement à la coalition d’intérêts arabo-occidentale, Moscou ne peut plus reculer et elle veut faire de la Syrie un symbole de son retour sur la scène internationale comme vecteur du rééquilibrage multipolaire de la gouvernance, s’appuyant sur l’ONU. Cette attitude russe peut d’autant plus s’expliquer qu’elle rejette toute poursuite du « scénario libyen » d’islamisation de la région, avec l’aide (involontaire ?) de l’OTAN, sur la base d’une savante stratégie de désinformation – déjà expérimentée en Afghanistan, en Irak, dans l’ex-Yougoslavie et même, dans les ex-républiques soviétiques. La nouvelle crédibilité internationale de la Russie, péniblement reconstruite par V. Poutine depuis le début des années 2000, est en jeu. Et, au-delà, son identité post-soviétique.

Loin de faire le printemps russe, une hirondelle arabe pourrait enfanter un « hiver afghan » aux couleurs islamistes, particulièrement redouté par l’héritière de l’ex-URSS, car ressurgi des méandres de la Guerre froide avec le fantôme de Brzezinski et de troublantes manipulations américaines. En effet, Moscou n’a pas oublié le « piège de Kaboul » de décembre 1979 préparé, sous la bienveillance de ce dernier, par la démocrate administration Carter pour donner à l’armée rouge sa « guerre du Vietnam » et, in fine, déstabiliser le pouvoir russe – avec les conséquences que l’on sait. Trente trois ans plus tard et avec la complicité occidentale, le piège afghan risque de se refermer, à nouveau, sur la Russie post-soviétique. Terrible malédiction.

Au cœur du Grand échiquier eurasien, la Guerre tiède semble, désormais, inéluctable (1).



(1) La notion de Guerre tiède est conceptualisée dans le post-scriptum de la nouvelle version de mon livre, augmentée de 50 pages et centrée sur les menaces liées aux crises arabes et au bouclier anti-missiles américain : « La Pensée stratégique russe – Guerre tiède sur l’Échiquier eurasien », préface de Jacques SAPIR, mars 2012, éd. SIGEST, code ISBN 9782917329375 – en vente : Amazon, Fnac, Décitre (15 euros).

* Jean Géronimo est un collaborateur régulier de Mondialisation.ca et de la revue Europe&Orient (Institut Tchobanian).

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