samedi 9 mars 2013

Lettre de Sèda Mavian



Lettre de Sèda Mavian aux Arméniens de France


Cher amis,

Mon initiative vous étonnera peut-être et croyez bien qu’elle est totalement personnelle, provoquée par l’obligation morale que je ressens à vous faire part de mes sentiments sur les évènements capitaux qui se déroulent en ce moment en Arménie, et à susciter votre réaction et votre engagement à leur égard. Car enfin, la diaspora ne doit-elle s’exprimer que lorsqu’il s’agit de la Turquie, de la Géorgie, de l’Azerbaïdjan, et rester muette dès qu’il s’agit de l’Arménie ? En refusant d’opérer la distinction entre régime et Etat, doit-elle absoudre le premier de miner le second ?

Si je me permets aujourd'hui de sortir de ma réserve de journaliste vivant dans le pays depuis vingt et un ans (depuis le printemps 1992) et travaillant comme correspondante pour les NAMs depuis onze ans (depuis 2002), c'est que je pense que la diaspora a le devoir d’aider le peuple arménien dans ses efforts désespérés pour accéder à la démocratie. Or comme beaucoup en Arménie, je considère que le mouvement démocratique issu de l'élection truquée du 18 février dernier est une chance inespérée (la dernière, dit-on ici) de se libérer d’un pouvoir unanimement considéré comme féodal et clanique, népotique, corrompu, et criminel, dont la reconduction pour cinq ans aurait des conséquences désastreuses pour le pays et le devenir de la nation.

Comme vous le savez, officiellement Serge Sarkissian a été élu avec 58% des voix. Mais personne en Arménie n’accorde le moindre crédit à ce chiffre, non seulement parce que tout chiffre officiel y est par principe sujet à caution, mais parce qu’il est désormais établi que les élections ont été truquées. Les dénégations du pouvoir qui s’appuie sur le premier rapport préléminaire des observateurs de l’OSCE-ODIHR (le 19 février) et sur les télégrammes de félicitations qui ont commencé à tomber avant même l’énoncé des résultats officiels du scrutin par la Commission centrale électorale, ne change rien à cette vérité que les élections ont été truquées.

Dans quelle proportion ? Nous l’ignorons. Mais la fraude semble avoir été significative au point d’avoir transformé un vote de sanction envers Serge Sarkissian en un vote de confiance, chose qui est apparue petit à petit au lendemain du scrutin et dont le 3ème rapport officiel des observateurs de l'OSCE-ODIHR publié début mars fait foi. Aussi, s’il est impossible de savoir si Serge Sarkissian a vraiment gagné dès le premier tour ou si c’est au contraire Raffi Hovhannisian qui l’a emporté (ce dont ses partisans sont persuadés), ou bien encore s’il aurait dû y avoir un second tour du fait que Serge Sarkissian n’aurait en réalité obtenu qu’une majorité relative, une chose est certaine : Serge Sarkissian s’étant hautement prévalu de son engagement à ce que l’élection soit d’une parfaite légalité au point d’avoir publiquement répété durant la campagne électorale que la tenue de «bonnes élections» était son principal souci, on aurait été en droit d’attendre qu’il ne puisse tolérer l’existence du moindre doute sur la légitimité de sa réélection en remettant sa démission, d’espérer que la Commission centrale électorale prononce l’invalidité de l’élection, et de prévoir que la Cour Constitutionnelle fasse de même en décidant l’organisation de nouvelles élections présidentielles. Or loin de démissionner, Serge Sarkissian a fait état de sa « fierté » dès le 18 février au soir, tandis que la Commission centrale électorale a confirmé les résultats officiels le 25 février, et que la Cour constitutionnelle fera sans doute de même le 11 mars, l’une et l’autre étant totalement inféodées au pouvoir.

Dans ces conditions, que restait-il à faire pour Raffi Hovhannisian et les milliers d’électeurs spoliés de leur vote ? Accepter sans mot dire une élection truquée et un président illégitime ? Encore une fois « passer outre » ? C’est ce à quoi on aurait pu s’attendre en effet, nous qui avons beau jeu de reprocher au peuple arménien sa passivité, son apathie et sa soumission. Mais avec une énergie qui est l’énergie du désespoir, ce peuple a choisi de réagir en remettant en cause les résultats officiels, en rejetant le verdict de la Commission centrale électorale, et en niant toute validité aux reconnaissances émanant des pays étrangers et autres organisations ou personnalités (notons que par égard pour Aznavour, les médias locaux ont préféré taire son déplorable télégramme de félicitations), bref à s’insurger contre l’injustice de l’ordre établi. L’en blâmera-t-on ?

Chers amis, comprenez qu’en disant « Non » à l’élection truquée du18 février et en ayant décidé de maintenir ce « Non » envers et contre tout au-delà du18 février, le peuple arménien profère un ultime rejet de la vassalisation auquel il est si férocement soumis depuis plus de quinze ans, et que ce rejet est largement majoritaire. J’en veux pour preuve indirecte que l’annonce du résultat de Serge Sarkissian n’a été suivie d’aucune cérémonie officielle de célébration, d’aucun bain de foule, d’aucun meeting, d’aucun discours à la nation, ni d’aucune manifestation d’aucune sorte qui risquerait de tourner au fiasco pour lui et le parti Républicain qu’il dirige.

Je pourrais m’en ternir là, mais pour prévenir quelques objections et vaincre quelques réticences à prendre l’engagement que je me permets de préconiser, je voudrais dire quelques mots -quelques mots seulement- sur Raffi Hovhannisian, ainsi que sur le danger que lui et la situation actuelle feraient soit-disant encourir au pays du point de vue de la sécurité nationale. 


  • Raffi Hovhannisian : quoi qu’on pense de lui, c’est lui qui, depuis le 18 février 2013, porte l’espoir du peuple d’Arménie de se dégager de la tutelle du régime actuel et de s’engager sur la voie de la démocratie, du respect de la loi, du droit, et de la constitution. En dépit d’un parcours politique qui a pu parfois dérouter ou décevoir, sa réputation n’est pas entachée de turpitudes liées à l’exercice du pouvoir ou d’autres activités; il a une expérience ministérielle et de député tout en étant un « homme nouveau », non pétri du soviétisme commun à l’ensemble du personnel politique d’Arménie de sa génération; par ailleurs, il est entouré de cadres ayant déjà fait la preuve de leurs compétences; son soutien par l’Arménie profonde, par la plupart des partis d’opposition (dont l’appui sans réserve de la FRA-Dachnaktsoutioun) et certaines individualités notables, ainsi que par de multiples groupements d’action citoyenne généralement animés par des jeunes d’une maturité étonnante, sont des atouts qu’il convient de prendre en compte. Enfin, il faut admettre que Raffi Hovhannisian, outre que c’est lui qui a été choisi par le peuple d’Arménie pour incarner sa renaissance parmi tous les candidats d’opposition de l’élection présidentielle, semble s’être métamorphosé en faisant preuve d’une envergure politique que l’on ne soupçonnait pas.

  • Défense et sécurité : le pouvoir a beau jeu de faire valoir les dangers inhérents à la venue au pouvoir d'un homme nouveau, qui plus est d'origine américaine (notemment pour le devenir des relations arméno-russes), ainsi que les risques d’une agression militaire suite à l’instabilité interne issue du développement du mouvement national. Car ses carences en politique étrangère et sur le front du Karabagh sont énormes, bien que mal connues. Par quel renversement Serge Sarkissian réussit-il à apparaître aux yeux d’un certain nombre, surtout en diaspora, comme comme le garant de la sécurité du pays face aux ennemis de l’Arménie, voilà qui échappe au bon sens et à l’analyse objective des faits. Je pourrais le démontrer mais je m’abstiendrai de développer ici ce chapître sous peine de me lancer dans un véritable article sur le bilan globalement négatif de la politique étrangère et concernant l’Artsakh, de Serge Sarkissian, ce qui est hors propos. Je me contenterai ici d’affirmer que contrairement aux apparences, c’est le maintien de l’équipe en place et non son remplacement, qui met en danger la sécurité de l’Etat, et de poser la question suivante : ne croyez-vous pas que Raffi Hovhannisian et les manifestants de la place de la Liberté sont au moins aussi conscients de la responsabilité de leurs actes en tant que citoyens d’Arménie, que les citoyens français d’origine arménienne habitant à Paris, Lyon, ou Marseille, qui tremblent sincèrement pour l’Aménie, certes, mais de loin ? Et ne pensez-vous pas que le soutien de la FRA et d’un mouvement tel que Sardarapat, dirigé par un Jiraïr Séfilian, sont des assurances suffisantes que le nouveau mouvement démocratique ne met pas en péril la sécurité de l’Arménie ? Ne nous faisons donc pas peur avec l’argument sécuritaire, cet épouvantail traditionnellement agité par le pouvoir pour justifier son maintien et sa reconduction par tous les moyens.

Conclusion : cher amis, le peuple d’Arménie est engagé depuis dix-huit jours dans une direction nouvelle "sans retour possible". Plus qu’une révolution politique, c’est une véritable révolution culturelle qu’il est en train de vivre. Si effectivement la diaspora est aux côtés de l’Arménie dans cet immense effort vers un changement salutaire de régime, l’occasion est propice de le montrer. On sait qu’elle sait se mobiliser pour elle au plan humanitaire et financier lorsqu’il s’agit de soulager des lendemains catastrophiques (cf séisme du 7 décembre 1988) ou de soutenir financièrement les combats (guerre du Karabagh jusqu’en 1994), ainsi qu’au plan diplomatique lorsqu’il s’agit de dénoncer des Protocoles douteux. Mais il lui reste à se prononcer sur le plan politique en faveur de la cause démocratique.

Osons prendre position. Accordons notre soutien à ceux qui se battent concrètement sur le terrain pour que l’Arménie dont nous rêvons ait enfin une chance de se bâtir et que la réalisation de ce rêve ne soit pas renvoyée aux calendes grecques. Vainquons nos résistances en veuillant bien comprendre que Raffi Hovhannisian représente la corde de ceux qui se trouvent au fond du puits et à laquelle ils s’accrochent actuellement de toutes leurs forces pour s’en tirer. C’étaient à eux d’agir. Ils l’ont fait le 18 février. Ils continuent de le faire depuis. Et nous, qu’avons-nous à faire d’autre que les aider moralement ?

S’il vous paraît qu’un soutien ouvert au mouvement démocratique incarné par Raffi Hovhannisian est trop audacieux eu égard à telle ou telle considération, peut-on du moins espérer un soutien indirect, sous la forme d’une nette dénonciation de la fraude qui entache la légitimité de l’élection du 18 février, de la préconisation de nouvelles élections présidentielles, et contre l’éventualité de toute violence ou répression de ce mouvement par le pouvoir ?

Si cela était, il serait souhaitable qu’un tel communiqué soit émis avant la décision de la Cour Constitutionnelle du 11 mars qui a été saisie, comme vous le savez, par deux des candidats à la présidentielle, Raffi Hovhannisian et Andréas Ghoukassian, c’est-à-dire si possible avant le 10 mars, afin que sa nouvelle puisse être diffusée.

Espérant que mon initiative ne sera pas perçue autrement que comme le désir ardent d’aider autant que faire se peut ceux qui sont en première ligne dans le combat, devenu vital, pour que notre peuple accède à cette libération nationale dont il reste privé vingt-deux ans après l’accès de l’Arménie à l’indépendance, je vous adresse, chers amis, l’expression de ma haute considération,


Sèda Mavian
8 mars, Erevan.