Interview de Jean
Géronimo autour de la nouvelle édition de son livre
"La pensée
stratégique russe - Guerre tiède sur l'échiquier eurasien"
Propos recueillis le 23
février 2012 (avant les élections en Russie)
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THEATRUM BELLI : Pourquoi
ce post-scriptum, "Les Révolutions arabes, et après ?"
Jean GERONIMO : J’ai
voulu, tout simplement, intégrer les nouveaux paramètres
géostratégiques liés à la récente évolution de la conjoncture
mondiale. Par nature, cette dernière modifie la perception russe de
son environnement proche (régional : l’espace post-soviétique) et
éloigné (international : l’espace eurasien). Dans ce cadre, il
convient de rappeler que la Russie considère la Communauté des
Etats Indépendants (CEI) comme "son" espace historique,
placé sous sa seule tutelle politique. Pour rappel, la CEI couvre
prés de 99% du territoire de l’ex-URSS et représente, depuis le
honteux "coup d’Etat" de Boris Eltsine contre Mikhaïl
Gorbatchev, le dernier symbole politique de l’ancien Empire
communiste. En conséquence, dans la continuité du soviétisme et,
en tant que puissance dominante dotée d’une certaine
responsabilité, Moscou y exerce une veille sécuritaire permanente –
associée, dans le même temps, à une forme de paternalisme
protecteur à l’égard de ses anciennes républiques. Mais, depuis
peu, sous la pression du "réveil arabe" et de ses
implications périphériques, qui alimentent les revendications
démocratiques et religieuses les plus extrêmes contre le "système
Poutine", certaines prérogatives de Moscou tendent à être
remises en cause, tant sur le plan régional qu’international.
Cette nouvelle configuration a justifié ce post-scriptum de 50 pages
: "Les Révolutions arabes, et après ?".
A cela, s’ajoutent
trois autres raisons. D’abord, il s’agit d’une actualisation de
la première version du livre, étant donné l’évolution rapide du
contexte international issu des "révolutions" arabes et
celle, concomitante, de la politique russe définie par sa pensée
stratégique et contrainte de s’adapter. Ensuite, il s’agit de
faire prendre conscience au lecteur des enjeux sous-jacents aux
"instabilités" arabes, enjeux qui dépassent le cadre
d’une simple crise régionale. Enfin, il s’agit d’intégrer la
nouvelle menace issue d’un douteux Printemps russe encouragé,
d’une part, par la contestation des processus électoraux russes
et, d’autre part, par l’ingérence politique insidieuse de
l’administration américaine, via de troublantes ONG. En ce sens,
ces instabilités politiques et stratégiques auront un impact
systémique, après le retour probable de V. Poutine au pouvoir –
qui semble déranger certains groupes d’intérêt.
A terme, ces instabilités
auront un impact certain et probablement, décisif, sur la hiérarchie
des rapports de force internationaux. Elles ne sont, en effet, pas
neutres dans leurs implications sur la partie stratégique menée
entre puissances majeures et concurrentes (Etats-Unis, Europe, Chine,
Russie) sur le Grand échiquier, depuis la fin de la Guerre froide.
Et surtout, elles ne sont pas politiquement neutres pour l’avenir
international de la Russie.
TB : Mais l’avenir de
la Russie est-il réellement menacé par les velléités américaines,
conformément à vos hypothèses ?
JG : A ce jour, les
principales hypothèses de mon livre (première version) ont été
parfaitement validées, notamment celle relative à l’idée que,
sur longue période, les Etats-Unis poursuivent une stratégie de
reflux de la puissance russe. Sur courte période, seul le degré de
"pression" exercé par la puissance américaine à
l’encontre de sa concurrente russe (voire chinoise) peut varier.
Par exemple, comme l’illustre la politique actuelle de
l’administration Obama, la nécessité d’un compromis
américano-russe sur une question précise (bouclier ABM ou
Afghanistan) peut justifier, sur une brève période, une baisse
stratégique de cette pression. Dans ce cas, on peut parler d’une
forme de pacte tacite entre les deux ennemis historiques dela Guerre
froide – qui explique, aujourd’hui, cette "paix des braves".
Pour Washington,
l’affaiblissement temporaire de la Russie post-soviétique dans sa
transition vers le marché a été une "bonne chose", dans
la mesure où elle a été la condition permissive de son intrusion
dans son Etranger proche, en particulier dans ses périphéries
européenne et centre-asiatique. Dans l’optique de poursuivre ce
reflux, Washington n’hésite pas à surfer sur les récentes vagues
"révolutionnaires" balayant l’Echiquier arabe et à
instrumentaliser le levier nucléaire – via son bouclier ABM –,
contre les intérêts russes. Conformément au schéma prédéfini
par Zbigniew Brzezinski, cette stratégie "anti-russe"
serait maintenue, indépendamment de la conjoncture internationale et
de l’orientation politique de l’administration américaine. En
conséquence, il s’agit d’un facteur inertiel de la Guerre
froide, certes atténué sous l’administration Obama –
rapprochement américano-russe oblige. En définitive, c’est donc
dans son évolution de long terme, c'est-à-dire, dans sa
configuration structurelle, que la stratégie américaine prend
véritablement son sens.
Le diplomate et
intellectuel français, Bertrand Fessard de Foucault – qui, au
passage, m’a assuré un excellent "avant-propos" pour mon
livre –, développe une analyse intéressante et originale sur la
position russe face aux évolutions arabes. Il y voit, en effet, une
sorte d’opportunité politique pour la Russie de s’affirmer
davantage sur la scène internationale et d’y défendre sa vision
du monde. Ainsi, selon lui, les "révolutions arabes"
seraient un prétexte pour la Russie de se venger de ses humiliations
post-soviétiques et de légitimer son statut de grande puissance
réémergente, en s’opposant à "l’occidentalisation du
monde" – et, par ce biais, au modèle américain. Dans cette
hypothèse, la Russie post-communiste se transformerait en puissant
levier de préservation du statu-quo international. Cette vision me
semble d’autant plus crédible, donc scientifiquement pertinente,
que Fessard de Foucault a une parfaite compréhension de la
psychologie des dirigeants post-soviétiques – sans doute, son
expérience comme premier ambassadeur de France au Kazakhstan, de
1992 à 1995, et son intimité avec le président Nazarbaïev et
d’autres responsables de l’ex-URSS – ses contacts avec Andreï
Gratchev et Mikhaïl Gorbatchev –, ont favorisé cette remarquable
connaissance du "monde russe". Pour affirmer son identité
internationale, la Russie aurait donc "besoin" de
s’opposer, en priorité, à son ennemi systémique et, en
définitive, d’évaluer sa puissance par rapport à ce dernier. En
cela, son opposition à l’Amérique est régulatrice.
De manière générale,
l’exacerbation des crises arabes et la mise en œuvre du bouclier
anti-missiles américain traduisent, de facto, un recul prononcé de
la puissance russe. Pour rappel, l’ABM américain (global) a une
visée mondiale et il s’appuie sur sa composante européenne
(régionale), dans le cadre de l’OTAN. La proximité de ce
bouclier, par rapport à l’espace post-soviétique, heurte la
sensibilité des dirigeants russes et renforce leur sentiment d’être
– à l’instar des anciens dirigeants communistes – une cible
potentielle. En ce sens, il s’agit, aussi, d’une guerre
psychologique.
TB : C'est-à-dire ? En
quoi le bouclier ABM s’oppose t’il aux intérêts russes ? En
quoi représente-il une menace ?
JG : La gestion de la
composante européenne (otanienne) du projet ABM, sous l’impulsion
de Washington, est perçue par Moscou comme une stratégie
manipulatoire, visant à endormir sa vigilance et, au final, ne
tenant pas réellement compte de ses objections. En conséquence,la
Russie a le sentiment d’être "menée en bateau" depuis
le début des négociations entamées lors du sommet OTAN-Russie de
Lisbonne, en novembre 2010. Quelque peu dépitée, Moscou vient de
reconnaître que ces négociations n’avaient servi à rien. Un
véritable dialogue de sourds – et même, plus probablement, un
"jeu de dupes" dont la seule victime serait, en définitive,
la Russie. Une fois de plus.
Officiellement,
l’administration américaine a d’ailleurs affiché sa
détermination à exécuter son projet anti-missiles, en dépit des
protestations russes et quel que soit son impact sur les grands
équilibres géostratégiques. C’est ce que V. Poutine, depuis son
discours de Munich de 2007, a qualifié de réflexe de Guerre froide
au service de "l’unilatéralisme" de la puissance
américaine et de ses aspirations hégémones. Cinq ans plus tard, en
2012, le président Medvedev a dénoncé la capacité du bouclier
anti-missiles à briser les équilibres stratégiques dans le monde
et en ce sens, à devenir un facteur d’instabilité globale. Il est
principalement reproché à l’axe OTAN-USA de refuser d’intégrer
la Russie au projet ABM dans l’optique d’un bouclier commun,
comme si celle-ci restait "l’ennemi" latent de la Guerre
froide. Et comme si, finalement, après l’inquiétante et
illégitime extension de l’OTAN aux portes de la Russie –
absorbant, de manière provocante, ses ex-alliés de l’ère
communiste –, la stratégie anti-missiles de Washington
poursuivait, de manière inéluctable, la marginalisation de
l’ancienne superpuissance.
L’ABM touche un point
sensible de la vision stratégique russe. Il heurte les
représentations politico-psychologiques des dirigeants du Kremlin
dans leur approche de la fonction politique de l’arme nucléaire,
structurante de leur identité internationale. C’est grâce à
l’atome, un temps "rouge" – par référence à la
période communiste –, que la Russie soviétique et post-soviétique
a pu préserver une certaine "présence" sur la scène
mondiale, en dépit des tentatives américaines de compression de la
puissance russe. Dans le cas où les autres solutions ont été
"épuisées", la Russie n’hésitera pas à se défendre
au moyen de l’atome face à toute agression extérieure – même
non nucléaire –, si son intégrité territoriale et, plus
globalement, ses intérêts nationaux, sont menacés. Cela est
souligné par sa doctrine militaire, comme l’a rappelé, Nikolaï
Makarov, chef d'Etat-major général des forces armées russes, le 15
février 2012 à la radio Echo de Moscou : "notre doctrine
militaire indique clairement les conditions selon lesquelles nous
avons le droit d'utiliser les armes nucléaires. Si l'intégrité de
la Russie s'avère menacée, nous pouvons avoir recours aux armes
nucléaires et nous le ferons". Cette configuration explique la
réaction russe, de nature défensive, face au projet américain
d’extension de son système ABM en Europe – contrairement aux
perceptions occidentales d’une attitude désespérément hostile
(donc offensive) dela Russie. Les vieux réflexes sont toujours là…
Depuis l’intervention
"musclée" du président Medvedev du 23 novembre 2011,
menaçant les Etats-Unis de mesures de rétorsion face au maintien
d’une telle stratégie, le bouclier est officiellement considéré
comme une menace majeure pour la sécurité nationale de la
Fédération de Russie. En effet, en termes stratégiques, il aurait
pour principale conséquence d’annihiler la logique de dissuasion
nucléaire russe, structurée sous le soviétisme et, en cela, de
porter atteinte à son statut historique de grande puissance –
donc, de déstabiliser ses repères identitaires. Le 3 février 2012,
V. Poutine a d’ailleurs reconnu le caractère structurellement
"anti-russe" du bouclier américain : "Actuellement,
la défense anti-missiles (américaine en Europe) vise certainement à
neutraliser le potentiel nucléaire russe". Terribles angoisses
russes.
En théorie, selon la
version officielle, l’ABM vise à protéger l’Europe des missiles
tirés par les "Etats voyous" (rogue states) de l’axe du
mal, principalement la Corée du Nord et l’Iran. En pratique, la
simple lecture d’une carte montre, sans aucune ambigüité, que la
Russie est "encerclée" sur ses frontières occidentales –
donc implicitement visée – par la ceinture anti-missiles de l’ABM
otanien. Cette ceinture défensive devrait être d’ailleurs
prolongée en méditerranée, par l’intermédiaire de systèmes
Aegis installés sur des navires de guerre américains qui renforcent
la mobilité, donc la souplesse du nouveau dispositif anti-missiles
et le rendent particulièrement redoutable. Cette orientation
"anti-russe" du bouclier apparaît clairement dans la
nouvelle carte de l’encerclement insérée dans la seconde édition
de mon ouvrage. Le plus troublant est que d’autres implantations
des éléments avancés du système ABM étaient possibles, tout en
étant plus efficaces dans leur fonction théorique (structurée
contre l’axe du mal) et, en définitive, moins menaçantes pour la
Russie. Mais, sans doute, cette alternative laissait-elle un droit de
regard russe – inadmissible pour Washington – dans le
fonctionnement du bouclier. Dans sa version actuelle, le
positionnement des unités de l’ABM me laisse songeur, tout comme
il laisse perplexes les responsables russes. A juste titre.
Dans le meilleur des cas,
il faudrait que les missiles iraniens fassent un incroyable détour
pour venir s’empêtrer dans les mailles du bouclier otanien.
Scénario absolument surréaliste, si ce n’est absurde.
TB : Quelle est la
position russe face aux "révolutions" arabes ? Sont-elles
perçues comme une opportunité ou comme une menace pour les intérêts
nationaux de la Russie ?
JG : Dans la vision
stratégique russe et sa perception des menaces, il s’agit de
distinguer 2 termes :
- A court terme, les
crises arabes se traduisent incontestablement par un déclin de
l’influence russe. A cet égard, la Syrie, qui possède une base
russe, est le dernier "bastion" de Moscou dans la région.
Pour cette dernière, la Syrie joue un rôle régional vital en tant
que verrou sécuritaire. Le rôle de l’Etat syrien semble d’autant
plus décisif qu’il permet de contenir les tensions frontalières
dans une zone potentiellement explosive et, surtout, touchant les
intérêts russes. La Russie estime avoir déjà trop reculé sur
l’Echiquier arabe, et elle ne laissera pas se dérouler un second
"scénario libyen", où le Conseil de sécurité de l’ONU
a été instrumentalisé pour autoriser une intervention militaire,
via l’OTAN. Dans le prisme russe, l’épisode libyen reflète une
lecture à deux vitesses des lois internationales auto-légitimée
par l’actuelle gouvernance. De même, dans le cas syrien, l’idée
d’instaurer des "couloirs humanitaires" est vue avec
suspicion par Moscou, qui craint leur utilisation à des fins
militaires dans une étape ultérieure – à l’instar de scénarios
préalablement expérimentés avec succès dans le cadre d’autres
situations conflictuelles, notamment à la fin des années 90 dans
les Balkans et, aujourd’hui, au Moyen-Orient (en Libye). Moscou
condamne aussi une lecture des droits de l’homme à géométrie
variable. Elle condamne, surtout, l’ingérence étrangère au nom
de la Démocratie, devenue l'idéologie informelle et implicite de la
gouvernance mondiale néo-libérale, avide de répandre ses nobles
valeurs – en dépit d’énormes et irréversibles dégâts
"collatéraux".
- A long terme, Moscou
redoute une "contagion révolutionnaire" risquant de
déstabiliser son ancien espace impérial considérablement
fragilisé, à son grand Sud, par l’avancée américaine et la
montée des crises identitaires attisées par le retour du
"religieux". Elle craint, en particulier, une relance des
mouvements nationalistes d’inspiration religieuse et, dans le même
temps, l’intensification du terrorisme lié à la "menace
islamique" – c'est-à-dire l’Islam radical, selon la
terminologie des dirigeants russes. A cet égard, on soulignera que
l’Asie centrale (en périphérie post-soviétique), le Caucase et
l’Oural (en Russie) sont devenus de véritables poudrières
ethno-religieuses. Pour rappel, on précisera que les musulmans
représentent 14% de la population russe (soit 20 millions
d’individus) et cela incite Moscou à penser que des manipulations
extérieures, en vue de courtiser cette couche sensible et fragilisée
de la population, sont possibles. La Russie a le sentiment de ne pas
être écoutée, et, encore moins, comprise par un Occident trop
souvent donneur de leçons. Par son attitude naïve et irresponsable,
ce dernier ne fait qu’attiser les revendications extrémistes et,
par ce biais, affaiblir le Pouvoir central russe. Mais, peut-être,
n’est-ce pas là qu’une pure "maladresse" ? Et
peut-être, en définitive, une stratégie consciente, donc
programmée – une stratégie qui ne dit pas son nom. A l’instar
de ce qui s’est passé sousla Guerre froide.
Moscou garde en mémoire
le scénario troublant des révolutions dites "de couleur"
qui ont précipité, dans les années 2000, son recul dans son
Etranger proche. Moscou se souvient, aussi, de l’insidieuse
stratégie mise en œuvre par Brzezinski pour "accélérer"
de telles évolutions, comme elle se souvient de l’action décisive
de ce dernier, en pleine Guerre froide, dans l’élaboration d’une
ligne "anti-russe" patiemment poursuivie depuis – sous
des formes certes politiquement correctes, avec l’arrivée d’Obama.
A l’époque, Brzezinski n’a pas hésité à instrumentaliser le
facteur religieux – ce qu’il a appelé, un temps, les "excités
islamistes" – pour déstabiliser le pouvoir russe à sa
périphérie et l’enliser dans des conflits économiquement
ruineux, qui ont précipité la fin de l’URSS. Aujourd’hui,
Moscou redoute l’émergence de nouveaux conflits périphériques,
davantage régionalisés et "stimulés" de l’étranger,
dans la partie de l’espace post-soviétique qui lui est restée
"fidèle". Dans ce cadre, et avec une certaine légitimité,
on peut s’interroger sur la spontanéité des évolutions arabes
actuelles, dont l’impact sera déterminant pour le cheminement
politique futur de la société russe – donc, pour les équilibres
intra-eurasiens et la stabilité du monde. En toute logique.
Dans ce contexte délicat,
Moscou est sur la défensive et surtout, redoute le pire – après
les "révolutions" arabes. Désormais,la Syrieconcentre ses
peurs.
TB : Et les élections
présidentielles russes approchent. Cela rend particulièrement
nerveuse la direction actuelle du pays…
JG : Oui, Moscou redoute
une ingérence politique occidentale, principalement américaine, via
les ONG sous son contrôle et chargées, en théorie, de "veiller"
à la bonne marche des procédures électorales. Cette forme atténuée
de "paranoïa politique" peut se comprendre et, même, se
justifier.
Lors des récentes
législatives russes de décembre 2011, la contestation anti-Poutine
a été, en effet, catalysée par le rôle d’ONG russes sous
influence étrangère (via leur source de financement), comme GOLOS
("Voix") – symbole emblématique du nouveau mode
"d’influence" américain post-Guerre froide. Peu avant
les élections, cette ingérence a été parfaitement anticipée par
Vladimir Poutine qui a fustigé, au cours d'un congrès de Russie
unie, le 27 novembre 2011, le financement d'ONG russes par des
puissances étrangères ayant pour but "d'influencer le cours de
la campagne électorale dans notre pays". L’administration
américaine n’hésite plus, désormais, à s’ingérer de manière
très "directe" dans les affaires intérieures russes, par
l’intermédiaire de ses organisations-relais chargées de répandre
les "bonnes manières" démocratiques – c'est-à-dire,
les valeurs issues de la mondialisation néo-libérale triomphante
depuis le début des années 80. Et cela ne choque même plus.
Cette ingérence est
démontrée par l’initiative provocante de Michael McFaul, nouvel
ambassadeur des Etats-Unis en Fédération de Russie. Le 17 janvier
2012, peu de temps avant la nouvelle mobilisation anti-Poutine du 4
février, McFaul a invité plusieurs leaders de l’opposition à V.
Poutine pour les écouter mais aussi, surtout, distiller quelques
précieux "conseils". Etrange et hétéroclite coalition
caractérisée d’abord par l’absence totale d’unité, ensuite
par l’association des extrêmes (gauche communiste et droite
fascisante) et enfin, par l’absence de programme politique
alternatif à celui du pouvoir. Parmi ces honorables "invités",
on remarquera principalement : Boris Nemtsov, leader de
"Solidarnost" et du "Parnas" (Parti de la liberté
du peuple), Serguei Mitrokhine, leader du Parti libéral IABLOKO et
Lilia Chibanova, responsable de l’ONG GOLOS chargée du monitoring
des élections et financée par NED !. De manière globale, on notera
le rôle politique et l’influence quasi-structurelle d’institutions
liées à l'administration américaine (USAID, NED) dans la
structuration des velléités démocratiques des peuples – comme un
droit de regard de l’hyper-puissance américaine sur le reste du
monde, au nom de sa légitimité post-Guerre froide issue de sa
victoire finale contre le communisme. Et cela, dans la continuité du
monde unipolaire, nourri par son néo-impérialisme latent.
Le plus inquiétant est
que, de manière très officielle, l’administration américaine a
prévu de renforcer son aide aux ONG chargées de contrôler la
transparence et la légalité des élections présidentielles russes
du 4 mars 2012. Comme si, au nom d’une mission "manifeste"
confiée par l’histoire, l’Amérique s’était auto-attribuée
un devoir moral d’ingérence transnational, émancipé des lois
internationales et lui permettant d’agir selon ses seuls intérêts,
en toute impunité. Cela a conduit V. Poutine à suspecter – avec
raison – de futures manipulations américaines visant à le
déstabiliser, dans la mesure où Washington ne souhaite pas son
élection et mettra tout en œuvre pour s’y opposer. Car tous les
coups sont permis sur le Grand échiquier. Tendanciellement, en tant
que levier de l’axe eurasien contestant l’hégémonie américaine
et aspirant – avecla Chine – à la multipolarité mondiale,la
Russie de Poutine représente en effet une menace "soft"
pour cette dernière, fondamentalement opposée à ses objectifs de
long terme en Eurasie.
Dans le prisme russe,
cette opposition serait encore plus forte dans l’hypothèse d’un
retour des républicains américains au pouvoir, fin 2012 – qui
perçoivent la Russiecomme un redoutable contre-pouvoir,
structurellement hostile. Mitt Romney, le candidat à la présidence
américaine, vient d’ailleurs de reconnaître que la Russie restait
l’ennemi géopolitique numéro un des Etats-Unis. Mauvais cauchemar
pour Moscou.
TB : Le 4 mars 2012
pourrait-il précipiter, ce que certains appellent – et espèrent –
un "Printemps" russe ?
JG : L’idée d’un
Printemps russe est idéologiquement connotée et présuppose, de
manière implicite, l’existence d’une dictature sanguinaire –
en référence à celle de Kadhafi – dans le prolongement du
totalitarisme stalinien. Au regard du fonctionnement concret du
système politique russe, cette hypothèse est totalement invalidée
et révèle, plutôt, une aberration intellectuelle. A moins d’être
parfaitement conditionné par l’idéologie de la pensée unique,
imposée par la gouvernance néo-libérale et relayée par les médias
occidentaux – ou, d’être totalement aveuglé par le soleil
arabe…
Certes, la Russiene
correspond pas aux normes démocratiques de l’Occident. Mais on
fera remarquer que les monarchies pétrolières du Golfe, très liées
aux Etats-Unis, le sont encore moins et montrent, pourtant, une
étonnante stabilité – tout en bénéficiant d’une forte
"respectabilité" diplomatique. Le fait même que les
dirigeants du Qatar et d’Arabie saoudite, avec le soutien turc,
aient demandé une intervention armée étrangère en Syrie laissera
perplexe tout observateur impartial et, au moins, incitera tout
citoyen critique et attaché aux "valeurs démocratiques" à
une profonde réflexion… Quoi qu’on en dise, il existe une forme
de représentation politique et d’expression pluraliste en Russie
et on peut y manifester allègrement, avec des slogans
anti-gouvernementaux, sans être jetés dansla Seine, comme en
France, ou matraqués par des policiers zélés, comme aux Etats-Unis
et comme, il y a peu, en Grèce – au nom de la rigueur financière
et de l’orthodoxie néo-libérale, guidée par la rationalité du
marché. On n’y est pas encore en Russie, "malgré"
Poutine – et, sans doute, selon moi, grâce à lui.
La situation russe est
plus complexe et doit être appréhendée avec plus d’intelligibilité
dans sa lecture structurelle. On ne peut, en effet, lui appliquer un
modèle politique préfabriqué et répondant, avant tout, aux
intérêts de grandes puissances formant une véritable "élite"
internationale. Dans un autre contexte, celui de la transition
post-communiste du début des années 90, on a vu l’application
désastreuse du modèle du Consensus de Washington et de son
idéologie anti-étatique, provoquant un brutal recul économique et
social de la Russie – sanctionnée, notamment, par une décroissance
(croissance négative) entre 1994 et 1998. Jacques Sapir l’a
parfaitement montré dans son livre de 1996, Le Chaos russe. En fait,
contrairement à la position critique et idéologiquement douteuse
d’Edouard Limonov, leader du mouvement d’opposition L’Autre
Russie, le modèle russe me semble tout simplement adapté à un
contexte spatio-temporel particulier, structuré par son histoire
idéologique et sociale. Je préfère parler de Démocratie orientée,
adaptée aux contraintes multidimensionnelles d’un Etat-continent
pluriethnique menacé par des forces centrifuges et permettant une
relative stabilité unitaire de la société russe. Pour comprendre
la Russie renaissante du XXIe siècle, il faut d’abord comprendre
son passé tourmenté, parfois douloureux, mais exceptionnel et oh
combien attachant. Il faut la « lire » de l’intérieur, sans les
traditionnels a priori politiques et culturels des observateurs
occidentaux – une sorte de prisme idéologique déformant. Car,
comme l’a souligné le journaliste-écrivain Jean-Marie Chauvier,
spécialiste incontournable sur cette question,la Russie reste un
monde "à part".
Encouragée par la vague
"révolutionnaire" du Printemps arabe, la configuration
géopolitique actuelle jette donc les bases d’une Guerre tiède, au
cœur de l’Echiquier eurasien. En tant que forme atténuée de la
Guerre froide grevant l’ancien espace communiste, cette guerre d’un
nouveau type est centrée sur le contrôle des Etats présentant un
intérêt stratégique sur les plans politique et économique
(surtout énergétique) – ce que Brzezinski, dans son livre, Le
Grand échiquier, appelle les "pivots géopolitiques". La
dimension stratégique de ces Etats "pivots" s’expliquerait
par leur capacité à être utilisés par l’administration
américaine comme levier d’influence et de pression sur les Etats
situés dans leur périphérie régionale, c'est-à-dire en zone
post-soviétique. Autrement dit, leur poids géopolitique tient
davantage à leur puissance potentielle (et non réelle) – donc, à
leur influence extérieure virtuelle – liée à leur situation
géographique sensible, à leur capacité de nuisance et à leur
position au croisement de routes stratégiques. En définitive, ces
Etats sont des pièces maîtresses dans la stratégie eurasienne de
l’administration américaine conduite sur le long terme à
l’échelle de l’ancienne zone de domination soviétique et, dans
cette optique, ils sont structurellement manipulés.
Aujourd’hui, sous la
bienveillance occidentale, toutes les conditions semblent réunies
pour une remise en cause de l’ordre politique russe et, plus
précisément, du "système Poutine". Toutefois, même
éblouie par le soleil radieux de la démocratie américaine, une
hirondelle arabe ne fera pas le Printemps russe. Aux yeux de Vladimir
Poutine, l’arrivée précoce d’un Printemps islamiste,
potentiellement déstabilisateur pour l’unité et la viabilité de
l’ancien Empire apparaît, désormais, comme la principale menace –
pourla Russie, l’Eurasie, et donc aussi, sans doute, pour le monde.
Nourrie par les instabilités arabes, cette menace s’accentuera
après les présidentielles russes. Forcément.
Entre les principaux
acteurs géostratégiques de l’Eurasie, la partie d’échecs
continue donc – via les "révolutions" arabes. Et après
?
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Jean Géronimo,
universitaire pluridisciplinaire (Pierre Mendès France - Grenoble
II), est régulièrement publié dans des revues et sites
géopolitiques russes, français et italiens. Il s’intéresse, en
complète indépendance, à l’évolution de la Russie et de sa zone
d'influence historique, devenue son « Étranger proche ».
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